Kaléidoscope de musées et monuments de par le monde, entre muséologie comparée et tourisme iconographique.

mercredi 25 septembre 2013

Le Musée d'Histoire d'Ouzbékistan, Tashkent



6000 sums par personne, soit environ 1,80€/2$. Pas de droit photographique à payer.
Ce musée, au message hautement identitaire, est situé en face de la place de l’Indépendance et du Sénat, métro Mustaqiliq Meydoni, en plein cœur de la capitale ouzbèke. Dans les guides, on trouve souvent l’appellation « Musée des peuples de l’Ouzbékistan », mais sur la façade, il est intitulé plus sobrement « Musée d’histoire ».

L'entrée du musée

Le "menu"
On y accède par un immense hall, éclairé par un puits de lumière central, qui domine la grande cage d’escalier qui emmène aux collections. Dans ce premier espace, on trouve la billetterie, une boutique, une petite salle d’exposition temporaire, et un espace d’atelier pour enfants plus tout jeune. 
Vue depuis le premier étage

Vue du hall d'entrée, dans l'autre sens
L'espace pédagogique dans le hall du musée

Dans la cage d’escalier, au goût si ce n’est sûr, au moins appuyé – marbre du sol au plafond et fausses plantes – une grande carte en relief de l’Ouzbékistan nous fait entrer dans le vif du sujet. Sont disposées autour des colonnes en bois sculpté, en provenance des grandes villes du pays (Samarkand, Boukhara…), à la forme si propre à l’architecture locale (pas ou peu de chapiteau, renflée en bas, socle en chapiteau retourné). Tous les cartels sont trilingues : ouzbèke/russe/anglais (avec quelques fautes d’orthographe…), et minimalistes : nom/date/provenance.
De chaque coté de la cage d’escalier, de grandes lettres dorées nous offrent une citation du président, Islam Karimov, en anglais et en ouzbèke – mais cette fois-ci, pas de traduction en russe.

L'omniprésence du président
Montons cet escalier pour arriver au premier étage. Les collections se déroulent chronologiquement, dans un grand espace ouvert (il y a en fait très peu de mur dans le musée). L’ensemble est climatisé, mais doux ; je n’ai pas vu de thermomètre, mais à vue de nez on avoisinait les 23-24° (pour 32° dehors). On observe des caméras et des détecteurs de fumée, ainsi que des gardiens, présents sans être oppressants (voire laxistes ; j’ai ragé en voyant un touriste flasher plusieurs fois de suite un plateau médiéval en marqueterie superbe, sans que ca fasse tiquer le moins du monde la vigile).
Quelques vues de l'entrée des collections permanentes :



On commence donc par la Préhistoire, avec quelques découvertes archéologiques locales, et des mannequins datant des années 70 ; ces derniers sont au moins derrière des vitres, et l’ensemble est beaucoup moins poussiéreux que ce à quoi on pourrait s’attendre. Quelques très belles pièces, notamment une amulette aux serpents en pierre noire, qui m’évoque, je ne sais pas trop pourquoi, les idoles à yeux de Suse. 
Parmi les objets préhistoriques emblématiques de l'Ouzbékistan, les pétroglyphes du désert du Kyzylkum


L'amulette aux serpents

Dans une vitrine, une tombe reconstituée : de vrais os y sont exposés.
Le mobilier muséographique est assez neuf, et la plupart des vitrines est pourvue de serrures.
De nombreuses reconstitutions et photos sont là pour aider à la compréhension : gravures, maquettes, archéologie comparée à base de moulages… Malheureusement, les seuls textes et cartels développés sont en ouzbèke.

Reconstitution d'un arc ; sur le cartel, il n'est pas précisé qu'il s'agit d'un objet moderne

Un torque antique en bronze, symbole du pays, puisqu'il figure sur les billets de 100 sums, mais très peu mis en valeur dans le musée

Le cartel, minimaliste, annonce : Statue of a woman warrior.

La deuxième partie est consacrée à l’Antiquité, avec l’arrivée des Grecs, du bouddhisme, des kushans… De très belles pièces bouddhiques sont exposées, notamment les fragments du Bouddha de Fayaztepa.
La section "antique"
Les restes du Bouddha de Fayaztepa, surmonté d'un médaillon représentant une divinité solaire.
Contre un mur, un stupa reconstitué ; lui font face des fresques déposées, avec réintégration non-illusionniste. L’ensemble témoigne de réels choix muséographiques, cohérents et intéressants. On est moins séduit par des copies de fresques bouddhiques assez kitsch sur certains murs, « pour l’ambiance ». 
La section "bouddhique"

Le stupa miniature

Un bouddhisatva en stuc du IIIe siècle, également retrouvé à Fayaztepa

La suite de l'espace consacré au bouddhisme et à la Basse Antiquité

La Basse Antiquité

Fragment d'une sculpture de Shri-Devi, originaire de la vallée du Ferghana, VIe-VIIe siècle
 En revanche, les fresques déposées du Red Hall du palais Vitakshaya de Boukhara, datées du VIIe siècle, sont superbes. Là aussi le choix est non-illusionniste, mais le résultat moins beau (je dis qu'elles sont superbes, puis que c'est moins beau... les oeuvres originelles sont bluffantes, le parti pris l'est moins) ; on a l’impression d’un mélange de vraies fresques, de faux-vrai, et de vrai-faux… très bizarre.

Détail d'une partie des fresques

Ces panthères se retrouvent avec une drôle de touche...
L’exposition se poursuit, avec le Haut Moyen Âge et l’arrivée de l’Islam. Des vitrines éparses exposent un peu de tout : céramique, matériel d’écriture, copie du Coran, vaisselle précieuse… mais aussi des peintures au goût discutable qui se veulent historiques.
Des éléments architecturaux sont assez bien présentés, avec des fragments de colonnes sur des socles dont la forme rappelle la réalité, tout en restant neutre.
En revanche, des vitrines de vaisselles décorées de tissus tendus à la va-vite portent atteinte à la conservation préventive des expôts.

A gauche, une des vitrines de vaisselle, à droite, la présentation des colonnes ouvragées
Le point d’orgue de l’étage est la section consacrée à Tamerlan, ou plutôt Timur Leng, le grand conquérant, l’âge d’or et la Renaissance du pays ; si la mise en scène est grandiose, les collections sont un chouïa décevantes…
La moitié de l’espace est consacré à une peinture murale (neuve), représentant Tamerlan au centre, conquérant sur son cheval, entouré de grands personnages du pays (Ouloug Bek, Al-Khorezmi ou Avicenne par exemple - n'en déplaise aux anachronismes) et d’une délégation de marchands européens et vénitiens arrivés par la Route de la Soie. 
La peinture murale occupe autant d'espace que les quelques vitrines d'art timuride (en dehors de la photo, à droite)

Tamerlan sur son destrier
Devant, une belle et grande maquette du mausolée de Bibi Khanum de Samarkand, et une plus modeste de l’observatoire d’Ouloug Bek.
Parmi les quelques beaux exemples de l’artisanat timouride, on note une superbe hache à double lame.

Les timourides étaient après tout réputés pour être bien armés

Le kit complet du parfait petit conquérant
En face de cette section, de grands canapés et une immense télé constituent un espace… de repos puisque la télé est éteinte. Comme les 6 ou 7 autres que nous croisons dans le musée.On se console en se disant que de toutes façons, les films auraient été en ouzbèke.

Enfin, la dernière séquence de l’étage est consacrée aux temps modernes, du XVIe au XIXe siècle, avec des mannequins en costume, des selles, des armes, des monnaies… Un grand métier à tisser dans un coin rappelle l’importance croissante du coton dans l’économie locale, jusqu’aux abus du XXe siècle. Il est d’ailleurs entouré du seul dispositif de mise à distance que j’ai noté dans le musée (ne nous affolons pas ; ce n’est jamais qu’une vieille corde). 
Différents costumes traditionnels

Les tissus qui firent la renommée de la route de la Soie

Ce rouleau enluminé du XIXe siècle est un contrat de donation de terres par un noble local afin d'y construire une medersa. Nos notaires ont beaucoup à apprendre en terme d'ornement de contrats.

Le couvre-chef est un élément essentiel du costume ouzbèke, et de l'identité de son porteur.
 Des parures fabuleuses laissent imaginer les tenues traditionnelles des mariées ouzbèkes.
Nous nous interrogeons par contre devant une vitrine pourvue de stickers verts, en forme de minaret et de dôme, qui gênent la vue, mais sans sembler nourrir le propos… nous n’en saurons pas plus sur leur présence.

La vitrine qui laisse perplexe
Montons maintenant au deuxième étage, consacré aux XXe et XXIe siècles, section qui prend bien moins de temps à visiter, puisqu’elle est constituée en grande partie de textes… en ouzbèke. La propagande y est également bien plus présente qu’au 1er étage, qui ressemble finalement à un musée d’histoire classique. A cet étage, la construction de l’identité nationale et la mise en valeur du régime actuel sont assez présentes.

La première séquence concerne l’arrivée de la Russie, de la conquête dans les années 1860, à la mise en place du régime soviétique, en passant par les révoltes locales et ses inévitables martyrs. Je note avec étonnement un panneau qui interdit les photographies dans le musée… première nouvelle. Ca n’a pourtant pas l’air de gêner le personnel.
On est encore accueilli par une peinture murale « historique », par le même « artiste » que celui qui a peint Tamerlan à l’étage précédent. 
Iconographiquement, c'est riche !
 Une partie de l’exposition met en exergue la révolution anti-russe de 1916, dans un style qui rappelle le Musée de la Révolution de Cuba : objets personnels et vêtements portés par les révolutionnaires, lettres manuscrites, souvenirs de prison, armes rudimentaires, et portraits photos de jeunes filles ou de vieillards emprisonnés… Beaucoup de belles photographies, assez poignantes, pour la période 1916-1920, par exemple la destruction de Boukhara par l’Armée Rouge.

Une première révolution faite à coup de machette...

Parmi les curiosités de la section, des programmes de théâtre imprimés sur de la soie

Des armes de l'insurrection de 1920, déjà plus modernes

Photo du procès des révoltés anti-soviétiques de la vallée du Ferghana en 1920. En voyant le visage de ces hommes, on a du mal à s'empêcher de penser au funeste sort qui a suivi la prise de la photo...

Vue générale de cette première séquence du deuxième étage
On passe ensuite à la Seconde Guerre Mondiale et l’histoire du pays jusqu’à l’indépendance : révolution industrielle, construction de monuments publics majeurs, portraits d’hommes d’Etat, de poètes, d’écrivains… le tout en ouzbèke, encore une fois, donc difficile à suivre. Une petite section rappelle brièvement le désastre de la mer d’Aral.

Un des plus grands drames écologiques du XXe siècle, et un désastre pour le pays

Illustration synthétique du sort des habitants de la région de Moynaq
La seconde moitié de l’étage est consacrée à l’indépendance, en 1993, et l’histoire récente de ce jeune pays. Là encore de grandes télés ont surement des choses à nous dire, mais sont éteintes. Les vitrines regorgent de médailles, de lois, de passeports, de photos de bâtiments récents, comme la mairie de Tashkent, autant de symboles de l’identité nationale toute neuve. 
Nouvelles frontières pour un nouveau pays
L'identité nationale revêt de nombreuses formes : passeport, monnaie, bâtiments publics
 Les expôts sont extrêmement variés (avec un petit coté bric-à-brac) ; une vitrine est par exemple consacrée aux doyens du pays, avec des photos de centenaires entourés de leurs petits-enfants.  La vitrine suivante rappelle les attentats terroristes qui ont secoué le pays en 1999, entraînant une martialisation de la société, avec des photos de victimes, ou des armes confisquées. Je m’interroge sur le bien-fondé d’exposer des détonateurs artisanaux (à base de montres et de fils électriques), des grenades et des bâtons de dynamite. On peut désamorcer une arme, mais la dynamite ? 
Les armes illustrant le démantèlement des cellules terroristes en 2001

Petite piqure de rappel de l'attaque sur "Nyu-York"
 Une autre vitrine montre des photographies du président Karimov avec divers hommes d’état (comme Poutine ou Bush), et les logos des différentes ONG ayant travaillé dans le pays ; une exposition un peu ironique puisque le « président » les a consciencieusement expulsées depuis 2005.

Enfin, la dernière galerie est consacrée à l’économie et l’industrie actuelles du pays, mettant en valeur les richesses ouzbèkes : coton, pétrole, blé, huile, et sa modernisation : une vitrine est garnie de cartes VISA tandis qu’une autre expose les produits des laboratoires pharmaceutiques nationaux.

La vitrine des cartes bleues : un brin étonnant

... alors que dire de la vitrine station-service ?

La section "progrès et industrie"

Le coton : la manne infernale du pays
Ces deux dernières sections sont à la fois intéressantes et un peu anxiogènes ; on en garde un arrière-goût un peu amer au regard de la dureté du régime actuel. Un bel exemple d’instrumentalisation de l’espace muséal au service du message gouvernemental. Heureusement, les trois premiers quarts de l’exposition semblent plus neutres et réellement historiques.
A mon humble avis, ce musée mérite amplement la visite, malgré ces quelques points noirs. Déjà pour la qualité de ses collections, et pour une belle exposition historique ; et soyons honnêtes, en apprendre un peu sur l’histoire ouzbèke ne fait pas de mal, on n’a pas vraiment l’habitude d’en parler et de le potasser à l’école, ethnocentrés que nous sommes. A part peut-être Tamerlan ; qu’on connaît quand même sous un nom francisé et pas sous son nom vernaculaire…
Mais aussi parce qu’il est toujours intéressant de constater le rôle édifiant que peut avoir un musée d’histoire ; comme des objets qui nous paraissent anodins (une carte bleue par exemple) peuvent véhiculer un message fort dans un autre pays. Et comme on peut détourner la mission d’éducation de l’institution muséale pour en faire un outil de propagande. A condition de savoir garder du recul.

En bref, un musée mi-figue mi-raisin, avec des collections et des installations de qualité, bien qu’un poil vieillottes, des choix muséographiques réfléchis, bien que parfois discutables, voire propagandistes. 

Liens utiles :
Le désastre de la mer d'Aral expliqué sur le site de la Documentation Française

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire